Bebel s’engagea comme militant dans les années 1860, lorsque, parallèlement au mouvement ouvrier, les premières associations de lutte pour les droits des femmes virent le jour. Ce contexte contribua à sa prise de conscience. Toute forme d’oppression lui était insupportable, et c’est ainsi qu’il plaça la question de l’oppression des femmes au cœur d’un ouvrage ambitieux. Celui-ci, qu’il avait intitulé La Femme et le socialisme (car alors le singulier était d’usage), représente la première tentative de fournir un exposé théorique complet de la situation des femmes à travers l’histoire.
Le lien indissoluble entre socialisme et féminisme
Dans une société où l’infériorité des femmes était largement admise, justifiée même par des travaux scientifiques, l’ouvrage de Bebel était profondément novateur et séditieux. Rédigé en prison et paru juste après l’instauration des lois antisocialistes, le livre fut saisi dès sa parution, le ministre de l’Intérieur et le chancelier Bismarck le qualifiant de « dangereux et même criminel ».
Malgré l’interdiction, il connut un succès immédiat. Pendant les lois antisocialistes (1879-1890), six éditions de 15 000 exemplaires chacune furent écoulées clandestinement. Du vivant de Bebel, il y eut au total 53 éditions, 250 000 exemplaires vendus, chiffres remarquables. Chaque exemplaire passait entre de nombreuses mains, et les bibliothèques ouvrières l’acquéraient systématiquement. La Femme (son surnom) devint un véritable best-seller. Ce succès s’explique par son contenu novateur, par sa lecture plus abordable que d’autres ouvrages théoriques, par l’hostilité des autorités. La personnalité de Bebel joua également un rôle : comment faire l’impasse sur l’ouvrage célèbre du dirigeant le plus populaire du parti ?
Ce texte à l’appui, le SPD devint le seul parti en Allemagne à défendre la cause des femmes, revendiquant la pleine égalité civile et sociale, leur droit au travail et aux études, et le droit de vote des femmes. L’émancipation des femmes fut formellement intégrée au programme du parti en 1891, puis réaffirmée comme revendication essentielle en 1896. Jusqu’à la révolution de 1918 et l’obtention du droit de vote des femmes, aucun autre parti que ne le défendait.
Bebel ne se contentait pas de lutter pour l’égalité juridique ou économique ; il visait la suppression, dans la société à venir, de tout ce qui peut rendre un être humain dépendant d’un autre, et donc un sexe dépendant de l’autre. Vers 1900, des millions d’ouvrières prenaient déjà quotidiennement le chemin de l’usine et il était urgent de les accueillir dans le mouvement ouvrier. Bebel voyait l’émancipation des femmes comme une partie intégrante de la question sociale, et de même, socialisme et féminisme étaient indissolublement liés. Finalement de nombreuses femmes, et aussi des hommes, vinrent au socialisme par la lecture de son livre. Celui-ci s’ouvre sur l’affirmation que « femmes et prolétaires ont en commun d’être des opprimés » et se clôt sur l’idée que « l’avenir appartient au socialisme, c’est-à-dire en premier lieu à l’ouvrier et à la femme. »
L’évolution d’une œuvre
Entre la première édition en 1879 et la cinquantième en 1910, Bebel n’a cessé de remanier son texte. L’ouvrage a presque triplé de volume, le contenu a évolué avec son assimilation plus profonde du marxisme, l’intégration des avancées de la recherche et l’évolution du travail des femmes.
La deuxième édition, parue en 1883 et également écrite en prison, vit son titre modifié en La Femme dans le passé, le présent et l’avenir pour tenter de dérouter la police. Ce titre plus neutre fut conservé jusqu’à la levée des lois d’exception. La traduction française habituellement disponible correspond à cette version, alors que Bebel a retravaillé son livre pendant près de trois décennies supplémentaires. La version de 1891, augmentée avec le retour à la légalité et influencée par l’étude de l’ouvrage de Friedrich Engels L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, a marqué une étape importante en insistant sur les liens entre question féminine et question sociale.
La traduction proposée ici est basée sur la dernière édition du vivant de Bebel. Parue en 1910, elle a fait l’objet d’une « complète refonte » (Bebel) et est enrichie de tableaux statistiques élaborés par « [son] camarade » David Riazanov.
À la mort de Bebel, l’ouvrage avait été traduit en vingt langues et était devenu l’un des ouvrages les plus lus en Allemagne. Si certains aspects du livre, des exemples ou des modes de pensée, sont aujourd’hui dépassés par les avancées scientifiques et sociales, sa méthode, sa volonté de combattre les discours dominants et de montrer le caractère historique de l’infériorisation des femmes, restent éminemment actuelles et utiles. Bebel ne considérait pas son livre comme porteur de vérités absolues. Son ambition était qu’il serve d’instrument de combat et de méthode de raisonnement pour la lutte des travailleuses et pour le socialisme. Par son rôle dans la popularisation d’idées à contre-courant et son impact sur la prise de conscience de millions de personnes, il demeure un jalon essentiel dans l’histoire de l’émancipation des femmes en nouant un lien indissoluble entre cette cause et celle du socialisme.
August Bebel, Femmes et socialisme, traduction par Bruno Doizy, Smolny, 2025. Parution le 30 mai.
11 mai 2025